Par Andy
Depuis quelques temps, je me remets à penser au jeu de rôles. C’est venu comme ça, comme un cheveu sur la soupe de mes jeux de société ! Et ces pensées, furtives, au départ, sont en train de se transformer en démangeaison ! Et moi, quand ça me démange, ben je me gratte ! Il faut dire aussi que des gens m’ont aidé à me gratter, aussi, et que discuter avec eux m’a encouragé à poursuivre ma mise à jour. J’ai donc commencé à regarder ce qui se fait, de nos jours, là, maintenant.
Le plus évident, ce sont les multiples rééditions de vieux jeux de mon époque : Nephilim, Vampire, Mage, Loup-Garou, Polaris, INS/MV, Bloodlust, Warhammer, La légende des cinq anneaux… Les éditeurs profitent des plateformes de financement participatif pour ressortir les vieilleries, leur mettre un coup de polish et roule ! Ouf ! Rien n’a changé !!!
Mais en fait, non, parce que pendant plus de vingt ans, les gens ont continué à jouer, à vivre, à penser et repenser leur activité. De nouvelles conceptions ont émergé : le JdR a bel et bien évolué ! Et quelle évolution ! Le jeu a été théorisé, de nouvelles propositions de fonctionnement ont émergé, comme le jeu sans meneur de jeu, notamment parce que l’ancien schéma MJ omnipotent et PJ qui subissent l’histoire et ne font qu’y réagir a volé en éclat au profit d’une narration mieux répartie entre tous. Le jeu indépendant est un énorme laboratoire qui permet ces avancées.
Bliss Stage est un jeu avec meneur de jeu, à narration partagée, dans lequel les joueurs incarnent des adolescents qui luttent contre des machines de guerre géantes dans le monde des rêves ! Leur histoire a basculé, il y a sept ans, suite à une attaque sans précédent : le Bliss. Sa conséquence majeure est d’avoir plongé les adultes dans le sommeil et un état de béatitude qui les rend insensibles à toute stimulation. Toute la population mondiale est affectée et rapidement le chaos s’installe. Comme ce n’était pas suffisant, les extraterrestres, appelés les Autres, trouvent le moyen d’affecter le monde réel depuis le rêve via l’utilisation d’automates géants invulnérables qu’ils déploient peu de temps après l’attaque initiale.
Heureusement, les humains ont récemment pu développer une technologie permettant de plonger des individus dans un état de stase et de les faire entrer dans ce monde des rêves à partir duquel les Autres commandent leurs drones géants. Ces héros, les pilotes, se constituent alors une armure géante dénommée ANIMa pour évoluer dans le monde des rêves. Ils la créent en invoquant dans le rêve leurs amis et leurs amours et en se servant de la puissance des relations qu’ils entretiennent avec eux pour combattre puisque chaque relation constituera une partie de leur armure. Ainsi, s’ils endommagent leur ANIMa dans le monde des rêves, ce sont leurs relations avec leurs proches qui seront impactées dans le monde réel, ces dégâts pouvant aller jusqu’à causer leur mort…
Illustration de couverture d’origine
Bliss Stage est un jeu à narration partagée. Cela signifie que l’autorité sur la description du monde n’est pas la propriété du seul MJ. Les joueurs vont ainsi pouvoir décider des scènes qu’ils vont jouer et de la direction que prendra l’histoire, du moins pour certains types de scènes. Le meneur, au même titre que les autres joueurs, incarnera plusieurs personnages, dont la “figure d’autorité”, le chef de la bande, un adulte qui n’a pas succombé au Bliss. Il donnera les missions, fixera l’adversité, et aura un rôle important de facilitateur et de fluidificateur de partie. Il fera en sorte de relancer l’histoire pendant les temps morts en proposant certaines de ses idées si les autres n’en ont pas, mais il n’aura pas la toute puissance qu’on trouve dans du jeu de rôle plus traditionnel.
Tout commence par la création de la communauté dans laquelle évolueront les personnages, mais aussi des Autres et de l’état du monde. Cette création est collective et ne requiert pas de lancers dés ou de répartition de points : seule l’imagination suffit. Il s’agira de créer quelque chose qui convienne à tout le monde. Puis, viendra le tour des personnages : la figure d’autorité, d’abord, puis les pilotes - un par joueur -, les ancres - au moins une par joueur - et les autres personnages secondaires. Pour les pilotes, il existe 6 profils différents, de même pour les ancres. Mais dans Bliss Stage, pas question de centaines de caractéristiques ! Non, ici, un personnage se définit par un nombre de liens avec d’autres personnages, ces relations ayant un score de confiance et d’intimité. C’est tout. Plus tard, pendant les missions, ou les interludes qui tournent mal, ils pourront prendre des points de stress, de trauma, de terreur. Leur score de Bliss, lui, véritable compte à rebours vers la disparition du personnage, ne fera qu’augmenter au fil des parties.
Il s’agira alors de tisser des liens entre les différents personnages de la communauté. Ces liens sont le coeur du jeu. Ils guideront l’histoire autant dans le monde des rêves que dans le monde réel. On finira enfin par donner des espoirs à cette communauté d’adolescents, qui peuvent aller de “Arriver à vaincre les Aliens” à “Faire grandir une nouvelle génération”… Une fois ces espoirs décidés, la partie peut commencer !
Illustration de couverture de l’édition française par La boîte à Heuhh
Pendant la partie, on jouera essentiellement trois sortes de scènes : des scènes de missions, des scènes de briefings et des scènes d’interludes. Pendant les briefings, le MJ donnera le contexte de la mission, ses différents objectifs et en appellera à un pilote et une ancre. Durant les missions, le pilote s’incarne dans le monde des rêves et y construit son ANIMa en utilisant ses relations, à commencer par celle qu’il entretient avec son ancre qui constituera le châssis de l’ANIMa. Les missions peuvent être , par exemple, de “dégager le passage jusqu’à un avant-poste alien”, “empêcher les aliens de submerger le QG de la communauté” ou “traverser une partie instable et dangereuse du monde des rêves”. Pendant les missions, les pilotes et leurs relations seront mis en danger. Une fois la mission terminée, les personnages vont vivre des scènes d’interludes qui leur permettront de se ressourcer, de renforcer ou d’empirer leurs relations. Ces scènes ont lieu dans le monde réel.
Le mécanisme pour décider du sort d’une scène de mission est assez simple : le joueur contrôlant le pilote lance un nombre de D6 équivalent à la valeur totale de l’intimité qu’il a avec toutes les relations qu’il a utilisées pour construire son ANIMa, et il répartira les faces obtenues entre les différentes catégories : “succès de la mission”, “sécurité du pilote”, “sécurité de la relation” - un résultat pour chaque relation invoquée durant la scène - et “Bliss du pilote”. Le MJ pourra, à cette étape, choisir de répartir les points de Trauma du pilote pour menacer ou mettre en danger une certaine catégorie, ou même pour mettre en cause une relation qui n’était pas activement présente dans la mission. Dans le cas de la menace ou de la mise en danger, le pilote devra, pour cette catégorie, dépenser 2 ou 3 dés pour n’en garder que le moins bon résultat… Les 5 et les 6 sont des succès, les 3 et les 4 des non-échecs - en gros - et les 1 et les 2 sont des échecs.
Neon Genesis Evangelion fait partie des influences de Ben Lehman pour ce jeu…
Les scènes d’interludes sont différentes. Elles représentent le quotidien des personnages dans leur communauté, l’évolution de leurs relations. Ces scène sont généralement assez courtes. Le joueur qui choisit la scène déclare qui y participe et donne le ton, le décor, mais il choisit également un juge - un joueur dont le personnage n’intervient pas dans la scène - qui décide du résultat de cette scène. Les participants à la scène n’ont pas la main sur ce qui en ressortira. Ils peuvent essayer de jouer une scène où leur personnage est trahi sentimentalement par un autre, mais le juge en décidera peut-être autrement parce qu’il interprétera les événements différemment. Tous les interludes auront un effet mécanique sur l’état des personnages : réduire le trauma d’un pilote, ou le niveau de stress dans une relation, construire de la confiance ou de l’intimité avec quelqu’un, mais aussi trahir la confiance… Il ne peut pas ne rien résulter d’un interlude, chacune de ces scènes aura nécessairement un impact sur le groupe.
Il existe, enfin, quelques types de scènes spéciales, notamment lorsqu’un pilote meurt parce que son trauma dépasse 6, ou qu’il entre en Bliss si son score de Bliss dépasse 108. En cas de mort traumatique, le joueur qui contrôle le pilote décrit la fin de son personnage et peut, par la même occasion, accomplir un des espoirs de la communauté. Il a entière liberté sur cette scène. Pour le Bliss, c’est presque pareil, à ceci près que le pilote ne meurt pas nécessairement : il peut s’endormir pour ne plus jamais se réveiller, disparaître dans le monde des rêves, s’allier aux aliens, changer de groupe de résistance… Au choix du joueur, encore. Et, là aussi, le pilote pourra décider d’accomplir un espoir… Rien d’obligatoire !
Voilà pour les mécaniques de jeu, en gros… Ça m’a l’air très abordable en termes de complexité, mais aussi très désorientant pour un rôliste d’il y a vingt ans, parce qu’il n’y a quasiment pas de préparation à faire avant de jouer. Au mieux, quelques schémas de missions et objectifs de mission sont prévus par le MJ, et c’est tout. Du coup, ce qui me ferait peur, c’est de manquer d’idées, de chercher trop longtemps, et de donner ainsi un rythme dégueulasse à la partie. Le fait que les Autres ne soient pas décrits, qu’il faille créer le décor du jeu mais aussi créer l’adversité du monde des rêves à la volée peut aussi constituer un obstacle. Pas insurmontable, mais j’ai plutôt l’habitude de m’en remettre aux bouquins et à un scénario pour ce qui est de l’univers et du cadre. Déroutant, mais je pense qu’on peut s’en remettre !
Un fan art d’Evangelion… Va falloir que je les re-regarde !!!
Autre élément important : le jeu comportera des scènes de sexe, parce que pour atteindre le niveau 5 en intimité, il faut que les scènes d’interludes jouées entre les personnages en arrivent à cela, entre autres. Ce n’est pas forcément ma came, mais bon. Et c’est très logique par rapport à l’univers proposé et ses protagonistes : des adolescents livrés à eux-mêmes luttant pour sauver le monde. Les tensions et les sentiments qui traversent leur communauté sont leurs armes, au final.
Le livre est très bien écrit, il regorge d’exemples et de conseils. Le ton est très rassurant, c’est très pédagogique et l’ensemble est agencé selon une progression qui ne gêne pas la compréhension des règles. Le propos est clair et les règles vont dans son sens.
Franchement, ce n’est pas un type de jeux comme j’avais l’habitude d’en jouer, c’est clair. Une bonne pioche, donc. Je ne sais pas si j’y jouerai un jour - il faudrait des joueurs pour ça ! -, mais j’ai pris un sacré plaisir à lire ce truc. Dommage qu’il soit introuvable en version imprimée propre, VF ou en VO…